Marc Le Menestrel
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Comment concilier responsabilité et compétitivité à l’heure de la mondialisation ?

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by Marc Le Menestrel (5/06/2007)

Intervention à Sciences Po 5 Juin 2007 pour le colloque ’La responsabilité sociale des entreprises ou les infortunes de la vertu ? L’éthique et le développement durable à l’épreuve de la mondialisation.’

Les termes de compétitivité ou de profitabilité font référence à des « valeurs économiques » ; la responsabilité sociale des entreprises, la soutenabilité environnementale, les droits de l’homme, font référence à ce que je nommerai des « valeurs éthiques ». Et la conciliation des valeurs économiques et des valeurs éthiques pour l’entreprise est posée dans le contexte de la mondialisation actuelle, où les entreprises sont désireuses de devenir globales, questionnant la souveraineté des Etats-nations.

Ce débat me paraît très important compte tenu de l’état préoccupant de notre planète, tant dans sa capacité à fournir des ressources qu’à absorber la pollution inhérente à notre activité économique. Il est de plus en plus difficile de considérer que l’état de la planète est soutenable. De fait, la situation devient « insoutenable ».

Ce débat est aussi important car l’évolution du pouvoir de la sphère économique par rapport aux sphères politique et sociale remet en cause les mécanismes de gestion de la violence, en particulier la position de l’Etat comme détenteur de la contrainte légitime, ce qui pose un certain nombre de difficultés.

Aussi, le rôle de l’entreprise et le déséquilibre entre les valeurs économiques et éthiques est un sujet d’actualité, tant par mode que par nécessité.

Mon intention est de structurer un certain nombre de points de vue possibles sur la conciliation des valeurs économiques et éthiques. Le regard que j’adopterai restera essentiellement celui de l’entreprise. J’ai en effet été cadre dans une entreprise pétrolière et suis actuellement Professeur d’économie et de gestion.

J’utiliserai trois perspectives. Sur le plan normatif, je présenterai les principaux discours académiques sur la conciliation entre valeurs économiques et valeurs éthiques. Je me situerai ensuite sur un plan descriptif pour retracer l’action réelle des dirigeants économiques sur la base de mon expérience. Je proposerai enfin quelques pistes sur le plan prescriptif.

Avant de débuter, je voudrais préciser qu’au-delà des discours, parler d’éthique consiste pour moi à parler des personnes, avec elles et pour elles. Cette approche nous donne le pouvoir d’agir en tant qu’acteurs, mais elle demande aussi à dépasser les sentiments délicats de culpabilité ou de remords. J’essaye d’accueillir avec bienveillance ces sentiments et invite mes interlocuteurs à les utiliser de manière constructive pour exercer leur propre pouvoir d’agir.

Trois discours principaux

Sur le plan normatif, je distinguerai trois discours principaux que nous pouvons structurer à partir d’un jugement sur les valeurs éthiques et d’un jugement sur les valeurs économiques.

Le discours purement pragmatique considère que la seule responsabilité de l’entreprise est de maximiser la création de valeur économique. C’est le discours de Milton Friedman, que Xavier Delacroix a pointé tout à l’heure. Ce discours est le fondement de la science économique et la base de l’enseignement normatif dans les universités et les écoles de commerce. C’est aussi pour une large part la structure de notre système économique actuel.

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Le discours idéaliste considère quant à lui que nous devons toujours agir en fonction des considérations éthiques. Ce discours se rencontre surtout chez les critiques de l’économie classique mais également dans l’entreprise, notamment chez les juristes ou les responsables de l’éthique. Il est intéressant de noter que, quand je leur pose la question, les personnes avec lesquelles je m’entretiens dans le cadre de mon travail affirment presque toutes avoir un comportement éthique. Pourtant, il faut noter que la théorie économique apprend aux étudiants à respecter la loi si et seulement si le coût de la punition est suffisamment élevé. Ce discours n’est donc pas réductible au discours pragmatique.

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Le discours à la mode est celui de la RSE qui considère qu’il faut toujours combiner les deux approches. Il faut être éthique car cette attitude est profitable. Ce discours a été très en vogue dans les milieux académiques il y a environ cinq ans. Je crois qu’il connaît déjà un certain essoufflement. Le problème consiste en effet à se demander plutôt comment être vertueux quand cela ne rapporte pas.

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Ces trois discours principaux contournent selon moi la difficulté. Je pense en effet que nous avons besoin d’un concept de rationalité qui soit plus ouvert et moins réducteur. On peut par exemple considérer que les comportements qui minimisent à la fois les valeurs économiques et éthiques sont irrationnels. A l’inverse, la combinaison des deux est évidemment idéale.

Mais il s’agit en réalité de s’intéresser davantage aux situations intermédiaires où nous devons déterminer notre priorité, entre valeurs économiques et éthiques. Dans ce cas, donner la priorité aux valeurs économiques est rationnel et donner la priorité aux valeurs éthiques est aussi rationnel. Le plan normatif ne peut exclure l’une ou l’autre possibilité.

Cette méthode ne permet pas de conseiller à un chef d’entreprise la position qu’il doit tenir. En revanche, elle permet de disposer d’un cadre conceptuel ouvert qui permet l’analyse et la réflexion au-delà des justifications et des sermons moralisateurs.

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Quelle est aujourd’hui l’action des entreprises et de ses dirigeants ?

Lorsque l’on donne la priorité aux valeurs économiques, on tend d’abord à nier le dilemme éthique.

Par exemple, le responsable de l’éthique d’une grande compagnie pétrolière m’a ainsi expliqué que, si les pays où sont localisées les ressources de pétrole sont davantage confrontés aux violations des droits de l’homme, son travail consistait justement à expliquer au public qu’il s’agissait là d’une corrélation malheureuse, et non d’un lien de causalité.

La structure des jugements éthiques est dotée d’une telle flexibilité qu’il est toujours possible de les tourner à son avantage et trouver un caractère éthique à son action. C’est ce que les spécialistes appellent un « spin ». On peut justifier des conditions de travail inacceptables en affirmant qu’elles permettent le développement des pays pauvres. D’aucuns affirment ainsi qu’il est préférable que les enfants travaillent dans leur usine, plutôt que d’être dans la rue. Les auteurs de telles déclarations ne sont pourtant pas prêts à sacrifier leur propre intérêt économique pour ces justifications éthiques. Ainsi, si ces affirmations contiennent leur part de vérité, elles ne constituent pas de réelles motivations d’agir.

Lorsque le dilemme éthique ne peut être nié, on veut justifier le manque d’éthique par l’absence de choix. Des entreprises expliquent ainsi qu’elles sont contraintes à la corruption pour obtenir un contrat en Chine. Cet argument est non seulement faux et offensant, mais il s’agit aussi d’un moyen pour éviter de poser des problèmes tels que le transfert de technologie. Les personnes avançant ce type d’argument nient en réalité leur propre liberté d’agir pour éviter d’assumer leur responsabilité.

Enfin, pour faire face aux conséquences d’un manque d’éthique, on finit par le renforcer par des pratiques telles que le mensonge ou, pour faire taire les critiques, une « infiltration » des ONG, en isolant les radicaux, corrompant les opportunistes, convainquant les idéalistes et cooptant les réalistes… Les exemples documentés de ce type de pratique ne sont malheureusement que trop nombreux.

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Lorsque l’on donne la priorité à l’éthique, on commence généralement par le déclarer haut et fort, soit pour cacher d’autres comportements, soit pour projeter ces valeurs sur les autres et les légitimer. L’entreprise indiquera ainsi clairement qu’elle est prête à sacrifier son intérêt économique.

Des exemples existent : GAP, notamment, indiquait publiquement dans son rapport annuel de 2005 que les conditions de travail de ses sous-traitants étaient inacceptables.On souhaite aussi transformer le dilemme éthique en opportunité. Je citerai l’exemple de Semco au Brésil, qui met en place une démocratie d’entreprise, d’Interface aux Etats-Unis qui veut atteindre la soutenabilité totale, de la Fageda en Catalogne qui concurrence Danone en employant une forte proportion de travailleurs handicapés, ou d’entreprises qui s’installent dans les pays en voie de développement en prenant le temps de construire des appuis solides, sans recourir à la corruption.

Les solutions créatives sont nombreuses. Néanmoins, il est difficile d’être crédible et il arrive que l’on vous reproche votre opportunisme lorsqu’au bout du compte, ces stratégies ’éthiques’ s’avèrent profitables.

La nécessité est en fait de construire de réelles relations de confiance. La question de la confiance est en effet essentielle quand on parle d’éthique.

Pour évoquer ce point brièvement, je crois que la confiance ne s’achète pas, elle se donne.

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Quelques pistes de réflexion

Je pense d’abord que nous devons réfléchir à notre propre responsabilité, à nos manques d’éthique et nos dilemmes, avant de pointer les fautes d’autrui. Je me suis aussi rendu compte que nous dépensions souvent une immense partie de notre énergie et de notre imagination à éviter de penser aux difficultés que posent les valeurs éthiques à l’entreprise globale. Or faire face aux problèmes aide à les résoudre.

Je propose de consacrer davantage d’énergie aux actions que l’on peut mener, plutôt qu’à chercher à se justifier. Enfin, même si nous ne trouvons pas de solutions, parlons-en quand même. J’ai été très frappé lorsque j’ai discuté avec un ancien Ministre de l’environnement qui m’affirmait qu’il ne pouvait pas parler d’un problème, car il n’avait pas de solution pour le résoudre. C’est une erreur. J’ai souvent observé des dynamiques qui permettaient de résoudre des problèmes en apparence insolubles grâce à une forme d’intelligence collective surprenante.

Pour conclure, la conciliation entre la responsabilité et la compétitivité pose deux dilemmes. En termes d’action, agissons-nous en donnant une priorité à notre intérêt ou aux valeurs éthiques ? Le deuxième dilemme porte sur la discussion : évitons-nous de poser les questions ou les posons-nous clairement pour les analyser et les partager ?


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